Enfance(s) au cinéma #1

Ils ont trois, six ou dix ans, quelque part en Inde, en Chine, en Colombie ou en France. Ils vivent dans le seul monde que nous ayons à leur offrir : tour-à-tour drôle, inquiétant, sensuel, injuste, merveilleux, impitoyable. Quatre films sur la vie à hauteur de l'enfance.

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Les francs-tireurs du réel #1 : Johan van der Keuken

Johan van der Keuken ou l'œil-jazz


       Comme échappé du film de Dziga Vertov*, le cinéaste Johan van der Keuken (1938-2001) a été sa vie durant un "homme-à-la-caméra", parcourant inlassablement le monde pour en saisir, au plus près des hommes, les clameurs, les rythmes et les dissonances. « Si je ne peux plus créer d'images, je suis mort » disait-il.
       Créer des images : à rebours de ceux qui ne voient dans le cinéma documentaire que l'enregistrement d'un réel qui lui préexisterait et lui resterait extérieur, van der Keuken entend bien faire acte de création. « Fondamentalement je crois que tout film travaillé consciemment au niveau de la forme est un film de fiction ».

       Il avait commencé jeune par la photographie, une pratique qui lui avait fournit une base solide : marqué par le travail de William Klein, le cadrage s'affirme chez lui comme point de vue dans et sur le réel, c'est-à-dire avant tout comme présence du cinéaste. 
« J'essaie d'accentuer cette ambivalence du documentaire : que le matériel tourné est toujours documentation sur ce qui s'est passé sur place. Pas seulement la description de la place mais aussi ce qui s'est passé entre nous. Ma réaction physique à ce qui se passait, la réaction des gens à notre présence, etc... » 
       L'acte de filmer devient ainsi un art de la disponibilité et de l'improvisation, une discipline du regard mêlant exigence et liberté : savoir être là, savoir observer, revendiquer un point de vue tout en montrant qu'il n'en est qu'un parmi d'autres, en jouant par exemple sur la confrontation des plans ou de subtils décalages de cadres. « Montrer le réel c'est multiplier ces "presque" pareils ». Rompre l'univocité du discours : une forme de cubisme appliqué au récit cinématographique ?

       Il avoue avoir été tôt marqué par la musique de Charlie Parker et le fougueux solo de Coltrane dans "Straight, no chaser" (avec Miles Davis). Serge Daney, qui l'a fait connaître en France, écrivait : « Il filme comme on disait que Charlie Parker et Bud Powell jouaient : toutes les notes, oui, mais à une vitesse inouïe. (…) Van der Keuken joue du cinéma comme on joue du saxophone. Il joue tous les cadres, très vite. Les panoramiques sont comme l'exposé d'un thème, les décadrages nerveux des riffs, les recadrages des chorus. » 
 
Straight, no chaser (chorus de Coltrane de 4'00 à 6'08)

        L'œil acéré et sensuel de van der Keuken accouche ainsi d'une somme d'images qu'un montage méticuleux réordonne ensuite en en renouvelant le sens : « au montage, je crois qu’il faut d’abord laisser tomber toute idée de ce qu’on avait voulu au départ pour prioritairement apprendre à bien connaître ce qu’on a fait pendant le tournage (…) Au montage tu repars de zéro. » 
      Tout en refusant de verser dans le pur formalisme -ce cinéma dit "expérimental" auquel on le raccrochera parfois- van der Keuken aura inventé son propre langage. On peut y sentir l'influence de la musique (son goût pour le jazz) comme de la peinture (sa proximité avec le mouvement CoBrA) : même travail d'une matière inlassablement pétrie (grain de l'image, lumières, lignes de fuite…), même attention scrupuleuse portée aux accidents, aux accrocs du hasard, même affirmation d'une présence physique au monde, même mise en jeu du collectif et du partage, même aspiration révolutionnaire. Van der Keuken a en effet toujours eu une conscience aigüe des dimensions politiques de sa pratique artistique ; et si l'on sent une réelle empathie pour ses personnages et un grand respect pour tout ceux qu'il filme, une indignation et une colère sourde face à l'injustice et à la violence parcourent l'ensemble de son œuvre.

Lucebert et van der Keuken

        D'une riche et dense filmographie, on peut retenir quelques moments forts :
       "Lucebert, temps et adieux" est un hommage à son ami peintre Lubertus Jacobus Swaanswijk, dit Lucebert. Une œuvre jouissive, fête des sens autant que poème carnavalesque, ode à la création et à la liberté, associant rires d'enfants et méditation sur la mort. En invitant le saxophoniste Willem Breuker à composer la musique du film, van der Keuken entame une longue collaboration avec cette figure du free jazz européen, chef d'orchestre libertaire à l'origine d'un des collectifs de musique improvisée parmi les plus excitants.
 
Extrait de "Lucebert, temps et adieux"

       Dans "L'œil au-dessus du puits", tourné au Kerala dans le sud de l'Inde, le cinéaste observe les pratiques de transmission –théâtre et danse, arts martiaux et musique, apprentissage de la lecture ou récitation des Védas (textes sacrés)- en parallèle au parcours d'un petit prêteur sur gage qui passe de village en village récupérer son argent. Entre lignes de tensions et de résistances, entre harmonie et discipline, structures traditionnelles et mutations modernes, il tente de saisir ce qui, lentement, de l'intérieur, travaille une société, ce qui fait une culture.

Ivresse du chant indien dans "L'œil au-dessus du puits"

       Avec "Amsterdam global village", il brosse le portrait-fleuve (plus de 3 heures et demie de film) d'une ville cosmopolite parcourue de canaux et, à travers ses habitants, filme la grande symphonie du monde, de l'Afrique à la Bolivie en passant par Sarajevo. « La vie, c'est 777 histoires en même temps » cite-t'il en exergue du film. Au fil des rencontres -une vieille dame juive, un coursier marocain, un homme d'affaires tchétchène, une jeune DJ- on voit le passé surgir dans le présent, l'ailleurs s'inviter dans l'ici, la guerre alterner avec la fête, chaque personnage trimbalant avec lui sa part du monde –de ses horreurs comme de ses merveilles.  


       A la fois rude et sensuel (rude parce que sensuel), profondément humaniste, le cinéma de van der Keuken ne triche pas avec le spectateur, pas plus qu'il ne vient lui donner de leçons. Lui laissant tout pouvoir de recoller les morceaux autrement, il l'invite à se confronter au monde et à lui donner sens. Tour-à-tour il interroge, contemple, dénonce, célèbre, et toujours invente. Comment rendre compte de ce qui circule entre les hommes, de ce qui les lie et de ce qui les divise, comment filmer la mémoire et le temps présent, la violence subie et le bonheur possible, la misère ou l'amour ?

       Nous reviennent alors en mémoire les mots d'un autre passionné de jazz, l'écrivain Julio Cortazar, au dos de l'un de ses livres : « ce qui compte, ce que j'ai essayé de raconter, c'est le geste affirmatif face à l'escalade du mépris et de la peur, et cette affirmation doit être la plus solaire, la plus vitale de l'homme : sa soif érotique et ludique, sa libération des tabous, son exigence d'une dignité enfin partagée sur une terre libérée de l'horizon journalier de crocs et de dollars »**


* "L'homme à la caméra" (1929), film-manifeste et chef d'œuvre de Dziga Vertov
** Julio Cortazar "Le livre de Manuel" (1974)


Voici la liste des films de Johan van der Keuken disponibles à la médiathèque :
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=704258.titn.
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=802805.titn.
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=702570.titn.
http://web2.ville-vichy.fr/cgi-bin/abnetclop.exe?ACC=DOSEARCH&xsqf99=704255.titn.